MASSON Frédéric,
POUR L'EMPEREUR, pages d'histoire nationale 1798 - 1821
Sixième édition
Société
d'Editions Littéraires et Artistiques
Paris Librairie Paul OLLENDORF 1914
"Dans
un pays plat, très boisé, où se trouvaient quantités d'étangs, vingt
quatre ou vingt cinq, hors des chemins et presque sans communication
avec l'extérieur, s'élevait en 1814 un petit village de moins de trois
cents âmes, Pers. Les habitants, "généralement mal nourris, mal
vêtus, mal logés", avaient grand peine à tirer parti de terres,
toutes, celles de culture et celles de vignes, classées par le fisc
dans la troisième catégorie. Les vignes valaient les prés, elles étaient
les plus médiocres du canton. A cent kilomètres d'Orléans, chef-lieu
du département, à vingt six kilomètres de Montargis, une lettre mettait
cinquante trois heures pour venir d'Orléans à Ferrières, où était le
bureau de poste. De Ferrières à Pers, la durée du trajet dépendait de
la bonne volonté des allants et venants qui se chargeaient du port.
Les six communes d'Ervauville, Pers, Bazoches, Rozoy, Foucherolles et
Mérinville, qui avaient le même sol et même aspect, étaient également
hors du monde, également pauvres, également patriotes.
A Pers, Louis Marin Pottier, ancien militaire dit-on, avait été nommé
desservant en 1806. C'était en 1814, un homme de cinquante quatre ans,
actif et vigoureux. Il était chargé d'assurer le service religieux à
Rozoy-le-Vieil, où il se rendait à cheval.
Depuis la fin de janvier, les coalisés descendus de la Champagne dans
la Basse Bourgogne, occupaient la ligne de l'Yonne depuis Joigny et
Sens jusque près de Montereau. Ils se préparaient à franchir le Loing
soit à Montargis, soit à Souppes ou même à Nemours. Leurs colonnes avançaient
d'un côté par Sens, Courtenay et Ferrières vers Montargis, de l'autre
par Lorrez-le-Bocage et Chéroy sur Nemours. Elles se composaient presque
'exclusivement de troupes cosaques. Leurs allées et venues dans le Gâtinais
ont été étudiées par M. Dumesnil (Les Cosaques dans le Gâtinais.
Pithiviers, 1880) et leurs randonnées dans la région de Montargis par
le capitaine Ledent (Les invasions de 1814-1815 à Montargis, Paris,
s,d.). Il y eut des flux et des reflux amenés tantôt par des
mouvements de la grande armée tantôt par des résistances locales, car
le sol se dérobait sous eux et presque sur chacun des points où l'on
avait chance de résister, de vieux soldats groupaient les bonnes volontés
et faisaient face à l'ennemi, ou bien le poursuivaient et le décimaient.
La France ne se laissa point prendre, comme on a dit, et notre peuple
eut d'admirables et sauvages retours.
Le 10 mars, l'abbé Pottier apprend qu'un parti de cosaques, détachés
du camp de Saint-Valérien, s'est rendu dans les environs de Fontenay,
sur la route de Paris à Lyon pour intercepter les communications, et
qu'il s'est emparé de la malle et de la diligence à l'endroit où elles
se sont croisées. Il réunit huit à dix habitants de sa paroisse, leur
fait part de son projet et leur parle en prêtre en patriote et en soldat.
Tous s'arment de fusils doubles, et le curé, ceignant un sabre, montant
à cheval et montrant le chemin, ils marchent à l'ennemi, qu'ils rencontrent
à dix heures du matin sur le chemin de Ferrières
au Bignon, entre le hameau des Rondiers et celui d'Urson. Il n'y
avait que cinq cosaques, deux en avant, trois en arrière de la prise
qu'ils conduisaient au camp. Le curé tire son sabre et soutenu par ses
hommes, il fond sur les cinq cosaques dont l'un est grièvement blessé
à l'épaule par un coup de feu, tandis que les autres s'enfuient abandonnant
les deux voitures, les chevaux, les postillons, les voyageurs et les
dépêches encore intactes.
Le curé craignant un retour offensif, fait aussitôt conduire les voitures
par quatre de ses hommes dans le bois de Forville, tout voisin ;
lui même reste avec quatre hommes aux abords de la route et il ne tarde
pas à voir paraître un certain nombre de cosaques menant une voiture
chargée de marchandises également arrêtée sur la route de Fontenay.
Aux coups de fusils, les cosaques s'enfuient laissant la voiture, les
chevaux, les marchandises. Le tout est conduit au village, les chevaux
harassés de fatigues et de mauvais traitements ne peuvent aller plus
loin ; à peine y sont-ils que les cosaques qui se sont ralliés, reviennent
en force, exige qu'on leur rende les trois voitures et ne trouvant que
celle de marchandises qu'ils ne peuvent emmener, ils y mettent le feu
; le roulier perd de ce fait plus de 6000 francs. Néanmoins la journée
serait bonne, si le curé n'avait perdu son cheval, "parce que, écrit-il,
lors de la première rencontre ayant mis pied à terre pour, en tirant,
être plus sûr de mon coup, il s'est effrayé, a pris la fuite et a été
se joindre à ceux des cosaques ".
Le major Legros de Montargis a dès le lendemain envoyé cent hommes de
sa garnison pour servir d'escorte aux voitures de la poste et les ramener.
Ce n'est là qu'un commencement.
Le 15, la commune de Pers est frappée par l'ennemi d'une réquisition
montant à : deux vaches, huit cent décalitres d'avoine, trois cent kilos
de pain, six cents bottes de pailles. C'est la ruine pour les habitants
; mais ils ont peur ; ils obéissent et déjà tout est chargé et prêt
à être conduit dans la matinée du 16, au camp des Cosaques à Saint-Valérien.
Le curé intervient, déclare à ses paroissiens qu'il ne souffrira pas
cet acte de trahison et qu'il est décidé plutôt à attaquer le convoi
et à s'en emparer pour le conduire à la garnison française de Montargis.
Les
habitants finissent par l'écouter et refusent la réquisition. Mais il
y a maintenant à craindre l'exécution par les cosaques, le curé se met
donc sur ses gardes. Le 16 il va seul, vers dix heures, se poster au
Bignon, où il voit passer cinquante Cosaques se rendant au camp de Chéroy
; présumant qu'ils suivront la même route au retour, il court au pays,
assemble et organise sa compagnie que le succès a un peu renforcée et
a portée à dix-huit hommes. Tous armés de bons fusils doubles, se rendent
dans une vallée entre Chevannes et Pers où ils arrivent sur les cinq
heures. Le curé poste à deux cents pas en avant, au bout d'un bois appelé
la Boulinière, trois de ses hommes auxquels il recommande de ne point
tirer sur la première personne qui paraîtra et qui pourrait être un
guide du pays. Lui-même avec le gros de son monde, s'établit en un lieu
appelé le Miroir.
Jusqu'à huit heures du soir, rien ne paraît, l'obscurité est complète
et l'ennemi marche au petit pas "sur un terrain doux" ; on ne l'entend
pas. Soudain, le petit poste de la Boulinière se trouve à six pas des
éclaireurs de l'ennemi. Sur les trois coups de fusil qu'il leur jette
les Cosaques se replient sur le détachement qui se forme en peloton
; mais le curé accourt avec ses hommes et, dit-il, "nous fîmes
une fusillade si bien soutenue que nous pûmes, à la lueur des amorces,
distinguer le nombre d'hommes que nous avions à combattre et, en même
temps, apercevoir qu'ils avaient au devant de leurs selles de gros paquets
blancs, sans que nous puissions soupçonner ce qu'ils renfermaient. N'étant
qu'à quinze pas de l'ennemi tous nos coups ont porté et l'ont forcé,
pour fuir avec plus de vitesse, d'abandonner ses paquets". C'était des
dépêches ; les Cosaques venaient d'enlever, pour la seconde fois, la
malle de Lyon sur la grand'route, entre Puy-la-Laude et Fontenay, et,
pour éviter d'avoir à conduire la voiture par des chemins défonsés,
ils l'avaient pillée et l'avait abandonnée, emmenant avec eux tous les
chevaux, sauf un, le courrier et le postillon. Le postillon qui s'était
échappé en se jetant à terre, rejoint le curé et lui fait part de ses
inquiétudes au sujet du courrier, mais l'obscurité est trop profonde
pour qu'on puisse penser à des recherches ; laissant donc ses six hommes
pour garder le champ de bataille, le curé rentre à Pers avec les onze
autres.
A la pointe du jour, il revient : il trouve mort sur la place un premier
Cosaque ; derrière une haie, le courrier Richeux "immolé par ces barbares
dans leur fureur quand ils virent que leur proie leur échappait". Partout,
les paquets de dépêches gisent sur le sol ; en les recherchant dans
les bois voisins on y ramasse onze Cosaques qui, après avoir été blessés,
s'y sont retirés et y sont morts ; six autres sont morts en arrivant
au camp de Saint-Valérien. En dehors de ces dix-sept, d'autres ont dû
succomber soit au Bignon, soit dans les bois vers Bazoches, où l'on
a trouvé quantité de papiers enlevés de la malle et couverts de sang.
"Le même jour, à dix heures du matin, écrit le curé, je venais de rendre
au courrier les derniers devoirs de mon ministère, le village de Pers
fut investi par un détachement de cent cinquante Cosaques qui, pour
se venger de l'échec de la veille, se livrèrent, jusqu'à quatre heures
du soir, au pillage, volant et brisant tout ce qui leur tombait sous
la main". Ils arrêtèrent quinze habitants de la commune et les menèrent,
la corde au cou, au camp de St Valérien, où ils furent questionnés,
garrottés et menacés d'être fusillés s'ils ne désignaient pas le chef
et les auteurs de l'expédition. Ils s'en tirèrent et obtinrent leur
liberté en protestant que le coup venait des troupes de ligne de la
garnison de Montargis.
L'attention du gouvernement impérial a été attirée aussitôt sur cet
exemple de patriotisme donné par le curé de Pers. Le duc de Rovigo,
ministre de la police, sachant que l'abbé Pottier avait perdu son cheval,
lui écrivit pour lui demander ce qu'il valait : "Ce cheval, tout
équipé, avec le manteau, répondit le curé, le 25, pouvait valoir 400 francs
; mais ce n'est pas la seule perte que j'ai éprouvée. Les Cosaques,
après l'affaire du 16 du présent, sont venus le 17, pendant mon absence,
piller ma maison et mon église où ils ont pris deux ornements dont j'étais
propriétaire et qui étaient les seuls que j'eusse pour faire mon office."
Et les choses paraissent en rester là. Le pauvre abbé ne semblait point
être rentré dans ses deux pauvres ornements. Il eut pourtant mérité
ceux du Sacre, que l'on gardait précieusement à Notre-Dame !
Le ministre des Cultes fut mieux inspiré que celui de la Police.
Il écrivit au ministre secrétaire de la Régence, le duc de Cadore, en
lui adressant le rapport du major Legros : "J'ai l'honneur d'en
adresser un exemplaire à Votre Excellence, pour venir à l'appui du rapport
que j'ai fait à sa Majesté le 18 de ce mois et dans lequel je demande
que la croix d'honneur soit accordée au sieur Pottier et que sa succursale
soit érigée en cure de seconde classe avec le traitement de curé de
première classe pour lui pendant la vie." C'était le 28 mars : le rapport
du curé de Pers fut inséré dans le dernier numéro
du Journal des Débats qui porta le titre de Journal
de l'Empire. On y annonçait qu'il avait reçu la Croix d'honneur.
Mais la Régente avait autre chose à faire que de signer. Le curé ne
fut point décoré.
Alors. Mais l'empereur avait bonne mémoire, il se souvenait de
tout effort généreux qu'on avait fait pour chasser l'étranger.
Témoin l'Aigle qu'il attacha aux armoiries de Tournus, Châlons et Saint-Jean-de-Losne.
Le 25 mai 1815, il nomma l'abbé Pottier chevalier de la Réunion.
A la seconde Restauration, l'abbé Pottier quitta le diocèse. On n'eut
plus de ses nouvelles à l'évêché. Qu'est-il devenu ?
Est-ce qu'il ne semblera pas à des braves gens
que, bien plutôt que des politiciens de raccroc, le curé de Pers mérite
que, soit sur la place du village, soit au Miroir ou à l'orée du bois
de la Boulinière, on lui dresse une statue ? Je le voudrais, la soutane
relevée et passée dans la ceinture, le fusil à deux coups en main, le
sabre au côté, à la fois soldat et prêtre, menant au feu ses dix sept
hommes et ne se ménageant pas.
Et j'imagine que cette statue-là serait un acte et un exemple."